Hommages
Texte repris de la Revue Archéologique, 1/1995
Professeur d’archéologie classique à l’Université de Paris X-Nanterre, René Ginouvès est mort le 10 novembre 1994, au lendemain de sa retraite, riche encore de travaux et projets dans sa discipline. Il repose à Clermont-L’Hérault, où il était né le 21 janvier 1926, auquel il était profondément attaché : tout près de là, à Ensérune, il s’était initié à l’archéologie avec J. Jannoray. Normalien en 1945, agrégé des lettres en 1949, Athénien de 1950 à 1956, docteur ès lettres en 1959, il fut professeur aux Universités de Rennes, puis Nancy entre 1959 et 1968; enfin à l’Université de Paris X-Nanterre qui venait d’être fondée; il l’illustra pendant plus de vingt-cinq ans, comme enseignant et comme chercheur et mourut quelques jours avant la pose de la première pierre de cette Maison de l’Archéologie et de l’Ethnologie, unique dans la région parisienne, qui devait couronner sa carrière et son œuvre de savant. Je n’ai pas eu la chance de suivre de près ses activités universitaires ni d’appartenir aux nombreuses commissions qu’il présida ou dont il fit partie, tant dans son Université qu’au CNRS ou au ministère Affaires étrangères. Du moins ai-je eu le privilège de le rencontrer à dîner souvent, chez lui et Lilly Kahil, son épouse (ma femme et moi étions témoins à leur mariage). Nous nous sentions là au cœur vivant de l’archéologie, non pas qu’ils fussent semblables dans leurs travaux ni leurs méthodes de travail, mais la différence même créait et multipliait la richesse des approches et des résultats. S’ajoutait la présence d’autres invités, souvent étrangers, de la Grèce et du Proche-Orient naturellement, mais aussi du Canada ou des États-Unis où les avaient entraînés leurs amitiés et leurs thèmes de recherche. L’archéologie chez eux n’avait certes rien de vieillot, mais s’ouvrait sur la découverte et l’avenir.
René Ginouvès conjuguait là comme en toute sa vie la connaissance et l’expérience de l’archéologie traditionnelle, humaniste si l’on veut, avec le goût des voies nouvelles qu’offrent les techniques de l’informatique. Son petit « Que sais-je ? », L’archéologie gréco-romaine (3 éditions entre 1975 et 1992) montre bien leur liaison dans son esprit et sa méthode de travail. Si une séparation apparaît ici, ce n’est que pour la commodité de l’exposé.
Les fouilles auxquelles il participa en Grèce, pendant son temps d’Athènes (Delphes, Argos, Gortys d’Arcadie), le hasard de la découverte l’ont conduit à se spécialiser en architecture, et plus particulièrement dans les problèmes liés à l’eau et au bain, d’une salle de bain hellénistique à Delphes jusqu’à l’établissement thermal de Gortys et aux thermes romains. De là le sujet de ses deux thèses de doctorat soutenues en 1959, la secondaire sur l’établissement de Gortys, la principale, Balaneutikè, Recherches sur le bain dans l’Antiquité grecque: il y est traité de tous les problèmes de l’eau, de façon très large, à travers l’histoire, de ce que fut le bain dans la vie privée, mais aussi dans la vie publique et religieuse. Désormais on pourrait dire en plaisantant qu’il ne fit pas de fouilles sans qu’il s’y trouvât un bain ou un nymphée. Tout récemment il participait encore à un Colloque sur l’eau, la santé et la maladie dans le monde grec (BCH, Suppl. XVIII, 1994).Il travailla sur deux sites dans une équipe franco-canadienne, comme spécialiste de l’architecture : Laodicée-du-Lycos, dans la vallée du Méandre, en Asie Mineure (Laodicée du Lycos, Le nymphée, 1969) et surtout Soloi, sur la côte Nord de Chypre, où il revint dix ans de suite (1964-1974), fouille importante au milieu de sa carrière, interrompue par l’occupation turque de cette zone. J’y insiste plus que sur d’autres ouvrages : Les mosaïques de la maison du Ménandre à Mytiline, en 1970, en collaboration ; Le théâtron à gradins droits et l’Odéon d’Argos, 1972, qui montrent toutefois la diversité de ses recherches. Soloi est le site sur lequel il garda un contact prolongé avec le terrain : il en donna une publication, Soloi, II, La ville basse, 1989, n’espérant plus pouvoir reprendre la fouille. Ce fut bien entendu une exploration stratigraphique modèle; cette présentation d’une recherche inachevée a l’avantage de nous proposer un travail de description, puis d’interprétation en voie de se faire d’abord une exploration verticale repérant les niveaux successifs par des sondages en profondeur : ville romaine, établissement hellénistique, traces archaïques – puis une exploration horizontale, révélant partiellement la ville romaine des premiers siècles de l’Empire : rue à colonnades, agora, nymphée, etc.
Je tiens encore à signaler à qui croirait R. Ginouvès entièrement absorbé par l’informatique qu’il a publié en 1993 un ouvrage sur La Macédoine de Philippe II à la conquête romaine. Il en a du moins dirigé la publication en y participant largement (en particulier pour la vie artistique), assisté de savants grecs et français, dont Manolis Andronicos, le découvreur de Vergina. Nous avons là un livre de lecture aisée, mais très informé sur l’archéologie et l’histoire d’une région dont la connaissance fut renouvelée ces dernières années par une suite de découvertes.
J’en viens à l’archéologie » nouvelle « , celle qui utilise les ressources de l’informatique pour améliorer les méthodes et les résultats de l’archéologie : recours à une technique qui multiplie les données disponibles, en banques de données, et les rend plus accessibles. Il me plait qu’il revienne à un archéologue à l’ancienne mode de présenter en R. Ginouvès un défenseur et propagateur de cette archéologie de l’informatique. Non pas qu’il fut le premier, ni qu’en d’autres domaines, les archives, les bibliothèques, les musées, nous n’ayons pas été devançés, vers les années 1955 (on dut beaucoup en parler dans sa génération athénienne). Je cite en particulier l’Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France. C’est sans doute à Beyrouth, sous l’impulsion d’Henri Seyrig et grâce à sa largeur de vues, que furent tentés les premiers essais de l’informatique (on disait alors la mécanographie) au service de l’archéologie. J’entends encore Seyrig, me recommandant J.-Cl. Gardin, dire de cette nouvelle technique : » loin d’abolir le travail de l’intelligence, elle le libère « . C’est alors, en 1957, qu’il fit fonder au CNRS un Centre d’Analyse documentaire pour l’Archéologie, dont Gardin fut le directeur; celui-ci donna dans la Revue archéologique, 1966, p. 159-163, sous le titre de ce Centre, un aperçu de ses premiers travaux, en particulier la liste des codes ou projets de codes à utiliser pour l’analyse documentaire. Rappelons que c’est à Beyrouth que fut constitué, entre autres fichiers archéologiques (sur fiches perforées), celui qui concernait 3000 outils de l’âge du Bronze; jean Deshayes préparait ainsi avec Gardin les matériaux de sa thèse sur 1’Outillage de bronze du Danube à l’Indus, la première thèse à ma connaissance qui utilisait l’informatique. Gardin continua son œuvre pendant que R. Ginouvès commençait la sienne. Je ne saurais situer l’une par rapport à l’autre ces recherches parallèles. R. G. et Anne-Marie Guimier-Sorbets, sa principale collaboratrice et professeur à l’Université de Paris X-Nanterre, ont donné dans la RA, 1981, p. 87-96, un compte-rendu développé de l’ouvrage de Gardin, Une archéologie théorique, qui peut donner une idée de ces rapports.
Dès son arrivée à Nanterre, R. Ginouvès y créa en 1969 un Laboratoire de sémiologie et informatique de l’archéologie classique. Ce Centre de recherches fut ensuite associé au CNRS et des équipes s’y constituèrent. Dans la RA, 1971, p. 93-126, un gros article de R. G. donne des informations très détaillées sur ce Centre, sous le titre Archéographie archéométrie archéologie. Pour une informatique de l’archéologie gréco-romaine. C’est là, p. 95, que R-G. reprend le mot de Seyrig : » Un ordinateur est un « manœuvre intellectuel » qui n’a pas à se substituer à l’intelligence, mais un manœuvre prodigieux, qui peut contribuer à la libérer « . De nouveau, dans la RA, 1979, p. 87-118, un article de R. G. et A.-M. Guimier-Sorbets est consacré aux Banques de données archéologiques, propositions et controverses, à propos du colloque organisé sur ce thème à Marseille en 1972 par M. Borillo et J.-C1. Gardin. Ces articles ne doivent pas faire oublier les publications du CNRS, par exemple en 1978 sur La Constitution des données en archéologie classique. Ainsi, le Centre de Nanterre ne cessa de se développer, des propos s’échangèrent sur l’archéologie nouvelle entre savants de la même génération (Ph. Bruneau, BCH, 1976, p. 103-135; R. Ginouvès, RA, 1977, p. 99-107). L’équipe de Nanterre a donné son modèle et son aide à l’École d’Athènes, non seulement pour l’archivage des documents, mais aussi sauf erreur pour les recherches de ses membres sur les amphores.
A Nanterre même trois grands thèmes sont traités : l’architecture – nous allons y revenir -, la forme des vases, le décor géométrique des mosaïques : ici A.-M. Guimier a abouti à la constitution d’une banque de données. L’architecture est restée le domaine propre de R. Ginouvès qui s’est lié étroitement avec le grand spécialiste qu’est R. Martin; il l’a aidé dans la mise à jour en 1987 de la Grèce hellénistique, p. 418-425. C’est dans leurs séminaires que se sont formés, me semble-t-il, les spécialistes de la génération suivante; n’est-ce pas là aussi qu’est née l’idée du Bulletin analytique d’architecture, lancé en 1992 par Mlle Hellmann, et ses collègues lyonnais (RA, 1992, p. 273-365)?
C’est en tout cas au contact de ces centres de recherche et à l’initiative conjointe de R. Martin et de R. Ginouvès que nous devons le projet, aujourd’hui réalisé aux deux tiers, du Dictionnaire méthodique de l’architecture grecque et romaine ; le premier volume, par Martin et Ginouvès, a paru en 1985, le second en 1992 par le seul Ginouvès qui préparait le troisième et dernier avec de nombreux collaborateurs. L’Institut de Recherche sur l’Architecture antique, dirigé par Pierre Gros, en assume l’illustration : sa liaison est étroite avec le centre de Nanterre. Il ne s’agit pas là d’une histoire ni d’un manuel d’architecture, mais d’un ouvrage de lexicographie (d’archéographie?) présentant une analyse descriptive très poussée des termes d’architecture, probablement côte à côte dans les langues anciennes, grecque et latine, mais aussi, à côte du français, en anglais, allemand, italien et grec moderne. Le but est de créer un langage commun, aux définitions très précises, avec équivalences exactes d’une langue à l’autre, se substituant à des langages trop imprécis, trop individuels aussi
Cet ouvrage monumental montre bien, je crois, l’utilité et la solidité de l’entreprise et des travaux de R. Ginouvès, en même temps que leur liaison avec ceux de ses prédécesseurs, au premier plan Roland Martin.
Comment ne pas évoquer en terminant cette émouvante cérémonie du 18 novembre 1994 au campus de l’Université de Nanterre, huit jours après la mort de René Ginouvès ? Était posée ce jour-là la première pierre de la Maison de l’Archéologie et de l’Ethnologie. Il devait évidemment la présenter et avait préparé un texte que lut Lilly Kahil devant un public dont nous imaginons les sentiments. C’avait été le rêve de son mari de créer une maison » intelligente » qui rassemblerait une vingtaine de laboratoires, trois cents chercheurs des Universités de Paris I et de Paris X, du CNRS, jusque-là dispersés et confinés dans d’étroits locaux, maintenant regroupés dans de grandes surfaces, disposant de bibliothèques et de tous les moyens techniques de l’informatique. Ginouvès évoquait alors les oiseaux venant du campus se poser sur la maison, mais souhaitait surtout » que s’y retrouvent, venant de tous les coins de l’horizon, ces grands vols d’oiseaux sauvages, les libres envolées de l’esprit. « . Cette maison portera le nom de René Ginouvès.