Les animaux combattants, acteurs des guerres de l’Antiquité
Journées d’étude organisées par Jérémy Clément, ArScAn, Équipe Themam, Université Paris-Nanterre et Mathieu Engerbeaud, TDMAM, Aix-Marseille Université, CNRS
Les travaux de John Keegan ont démontré que la bataille est une échelle pertinente à partir de laquelle l’historien peut s’efforcer de saisir le vécu des combattants (sensoriel, émotionnel, psychologique) [1]. Cette nouvelle histoire-bataille s’est d’abord centrée sur le parcours et le ressenti des soldats, mais il s’avère que la guerre est aussi un cadre de cohabitation privilégié entre les hommes et les animaux. Plusieurs études sur les conflits européens jusqu’en 1918 ont intégré cet enjeu et il est désormais admis que la brutalité de la guerre s’abat aussi sur des animaux qui sont en situation de compagnonnage étroit avec les hommes [2].
Ces questionnements peuvent être prolongés dans l’Antiquité grecque et romaine en tenant compte de la spécificité des sources anciennes et de leur complexité. Les guerres antiques et les récits de batailles ont été bien souvent mis à l’écrit des décennies voire des siècles après les événements, et rédigés la plupart du temps par des savants qui n’étaient ni des acteurs ni des témoins des faits. Cette particularité de la documentation vaut pour la majorité des guerres antiques, qui ont été réécrites et réinterprétées pour répondre aux besoins et aux exigences morales de générations ultérieures. Il est bien connu que ce processus a transformé les acteurs de ces guerres en protagonistes de récits littéraires complexes, mais qu’en est-il des animaux qui ont combattu aux côtés des hommes ? Des indices permettent de penser qu’un réexamen des récits de guerre antiques permettrait de comprendre comment les auteurs de l’Antiquité ont mis en scène les animaux comme des acteurs à part entière des récits de bataille.
Dans les entreprises militaires, un nombre réduit d’espèces est amené à partager avec les hommes l’expérience de la guerre. On notera d’abord le rôle prépondérant de certaines espèces que les hommes ont cherché à transformer, de manière occasionnelle ou constante, en armes de guerre : les chevaux, les éléphants, les chiens [3] et les chameaux, exploités pour leurs capacités naturelles, principalement la vitesse et la puissance, mais aussi pour la terreur qu’ils pouvaient inspirer aux ennemis. Il faut aussi compter au nombre des animaux combattants, les bêtes de trait ou de bât – équidés, bovidés et camélidés – affectés aux trains des armées et qui, par le défi logistique auquel ils répondent, endurent aussi les affres de la campagne militaire. Ils se retrouvent même parfois impliqués dans les ruses de guerre, comme d’autres espèces que l’on n’associe pas spontanément aux pratiques guerrières : le petit bétail et les porcs, lesquels suivent les armées comme viande sur pieds. Parfois, des animaux rencontrés par hasard se trouvent mêlés aux opérations lorsque celles-ci se déroulent dans leur milieu naturel, comme les oiseaux, les loups, les biches les crocodiles et les serpents. Leur surgissement est souvent considéré comme un présage annonçant l’issue victorieuse ou funeste de la bataille.
Tirant parti de ces réflexions et de l’approche historiographique privilégiée par la première journée d’Aix-en-Provence en juin 2021, les discussions pourront se structurer autour de trois pistes principales:
1) Les animaux combattants comme construction littéraire et historiographique. Il s’agira d’étudier les interventions animales dans les récits de guerre et d’analyser comment les différents auteurs les percevaient. En d’autres termes, certains d’entre eux étaient-ils plus sensibles que d’autres à l’irruption des animaux sur le champ de bataille ? À quelles logiques narratives et historiographiques l’intervention des animaux combattants répondait-elle dans leurs récits ? En quelle mesure peut-elle parfois découler de véritables observations éthologiques ou de considérations pragmatiques sur l’art de faire la guerre avec des animaux ?
2) Les animaux combattants comme acteurs des campagnes militaires. En outre, en mobilisant les autres sources textuelles, iconographiques et archéologiques, on s’interrogera sur la place occupée par les animaux dans les pratiques militaires et le vécu combattant. Les hommes ont pu parfois accorder à certains animaux un rôle primordial dans le domaine tactique (chevaux, éléphants) et même considérer que la victoire dépendait d’eux. Ce faisant, les animaux ont à la fois lourdement pesé sur la logistique de campagne et, en même temps, répondu à ces contraintes en assurant la plus grande partie du transport (équidés, camélidés).
3) Les animaux combattants comme compagnons d’armes des hommes. Enfin, les souffrances de la guerre, endurées tant par les hommes que les animaux, ouvrent la voie à un questionnement sur les violences subies par les différentes espèces contraintes à participer aux combats, et invitent à se saisir de l’abondante documentation concernant les campagnes militaires pour faire de la guerre antique un observatoire des relations entre les hommes et les animaux. Il s’agira de mettre en évidence les réalités du compagnonnage anthropozoologique en contexte de guerre, et de voir ses éventuelles conséquences sur les sociétés et sur les représentations des animaux. La présence animale dans les rangs de l’armée a nourri des familiarités interspécifiques et un imaginaire guerrier mêlant volontiers les figures animales aux actions des hommes, ce qui explique d’ailleurs leurs apparitions dans l’historiographie antique de la guerre.
Ces pistes permettront d’ouvrir la voie à des réflexions collectives sur la manière dont les Anciens ont intégré les animaux à l’expérience militaire et à sa mise en récit au prix d’inflexions à la fois de l’art de la guerre et de l’écriture de l’histoire.
[1] John Keegan, L’anatomie de la bataille : Azincourt 1415, Waterloo 1815, La Somme 1916, Paris, 2013, [traduit de la 1ère édition américaine : Face of Battle, New-York, 1976]. Depuis, Hervé Drévillon a encouragé l’extension des recherches vers une « l’histoire campagne » qui, en favorisant l’articulation des échelles stratégique, opératique et tactique, ouvre aussi de nouvelles perspectives pour appréhender la cohabitation hommes-animaux à l’échelle de la campagne et au prisme des enjeux de logistique (H. Drévillon, « Qu’est-ce que l’histoire campagne ? », lors de la journée d’étude « Une nouvelle histoire bataille : L’histoire campagne ? » de l’IRSEM, 8 décembre 2011 : https://www.defense.gouv.fr/irsem/publications/lettre-del-irsem/les-lettres-de-l-irsem-2012-2013/2012-lettre-de-l-irsem/lettre-de-l-irsem-n-6-2012/dossierstrategique/qu-est-ce-que-l-histoire-campagne et ibid., « La guerre à l’époque moderne : histoire d’une histoire », in Fonck B., Genet-Bouffiac N. dir., Combattre et gouverner. Dynamiques d’histoire militaire de l’époque moderne (XVIIe-XVIIIe siècles), Rennes, 19-33. 2015, p. 28-30.
[2] Voir déjà les remarques de Ibid., p. 167-175, puis Damien Baldin (dir.), La guerre des animaux. 1914-1918, Péronne, 2007 ; le dossier Le cheval dans l’histoire militaire, Revue historique des armées 249 (2007), notamment Damien Baldin, « De la contiguïté anthropologique entre le combattant et le cheval », p. 75-87 ; Éric Baratay, Bêtes des tranchées : des vécus oubliés, Paris, 2013 sur les animaux dans la Grande Guerre et Biographies animales, Paris, 2017 traitant, entre autres, le cheval de Jack Seely, Warrior, pendant la même guerre ; Claude Milhaut, 1914-1918 : L’autre hécatombe. Enquête sur la perte de 1140000 chevaux et mulets, Paris, Belin, 2017.
[3] Employés surtout à patrouiller sur les remparts des villes, ils sont des figures récurrentes des stratagèmes de la poliorcétique grecque.